La laïcité, rempart contre le dogmatisme. Réponse à Gérard Bouchard.
Dans son dernier article consacré à la loi 21 (Le Devoir, 18 et 19 janvier 2020), le sociologue Gérard Bouchard accuse le gouvernement de la CAQ et surtout notre premier ministre François Legault d’avoir perpétré la “ nationalisation de la laïcité ”, d’entretenir une “ vision erronée de la réalité ethnoculturelle du Québec ”, d’avoir une “ conception erronée de la démocratie ”, de “ gouverner à sa guise ”, d’agir dans le “ mépris des tribunaux ” en se soustrayant à leur “ arbitrage ” et leur “ surveillance ”, de procéder à une “ manipulation ” et une “ déviation ” de la démocratie, outre d’“ occulter la diversité ”, d’“ obstruer la voie du pluralisme ” et de “ sous-estimer l’importance de l’intégration ”. Et l’universitaire, en conclusion, de s’alarmer de l’avenir de notre société. Fin du réquisitoire. On a l’impression qu’il se retient, tellement la cour ne lui semble pas assez pleine.
Dans son rôle de procureur ex-cathedra, notre ex-commissaire a opté pour le parti de la rectitude politique la plus prisée des partisans du néo-libéralisme, version canadienne déguisée en ‘orientation libertarienne’ par l’ancienne juge en chef de la Cour suprême, Beverley McLaghlin. J’en veux pour preuve l’aversion que sous-entend l’expression “ nationalisation de la laïcité ”, dont Bouchard a coiffé le titre de son article. Si je comprends bien où il veut en venir, “ nationaliser ” au moyen de la loi 21, c’est aller à l’encontre des tribunaux, de la démocratie, des minorités, de la diversité et le reste. Bref, ce qu’il nomme une “ nationalisation ” est, en l’occurrence, un geste de félonie gouvernementale qui entache l’avenir de notre société. J’en déduis que Gérard Bouchard ne tient pas la laïcité pour un bien collectif aussi profitable au peuple québécois et à la nation canadienne que l’alcool, l’hydro-électricité, le pipeline TransMountain, ou le cannabis haut de gamme. On peut, à l’opposé, prétendre que l’État québécois a légiféré pour le bien commun de tous les citoyens en conférant à la laïcité le statut patrimonial qu’elle doit avoir dans un état résolument moderne et, surtout, affranchi de tout dogmatisme.
Car il s’agit bien de combattre le dogmatisme inhérent à la rectitude politique, laquelle est incarnée par la dévotion que se méritent le communautarisme biblique anglo-canadien, l’apologie du multiculturalisme de la Charte canadienne des droits et libertés, la sacralisation du pluralisme ethnoculturel et inclusif, sans oublier l’obéissance inconditionnelle aux neuf individus qui composent la Cour suprême du Canada, lesquels sont crédités de plus de profondeur et de sagesse que les 73 élus et élues caquistes et péquistes qui ont adopté la loi 21. J’y reviendrai plus bas. J’aurais personnellement tendance à inclure dans cette idéologie bien-pensante le fétichisme vestimentaire qui se cristallise sur le collet romain, la kipa juive, le voile islamique ou le kirpan sikh. Symboles par excellence d’une orthodoxie religieuse certaine, ces signes ostentatoires illustrent le mieux ce dogmatisme que les messagers de la rectitude politique s’emploient à protéger sur le plan juridique. Or qui soutiendra sérieusement que le dogme n’est pas le fondement même de toutes les religions ?
À l’encontre de Bouchard, je fais valoir que le statut patrimonial de la laïcité étatique, que d’aucuns classent dans nos “ valeurs ” proprement québécoises, est de même nature que celui des autres valeurs réputées pour être nationales et universelles, comme la liberté, l’égalité, la sécurité, la dignité, l’autorité régalienne, la présomption d’innocence, etc.. L’État du Québec a le droit (et le devoir) absolu de ne favoriser aucune religion. Aussi la laïcité doit-elle s’incarner dans la neutralité religieuse de l’État, ce qui englobe l’appareil gouvernemental et le digne comportement de ses agents. Elle est le rempart qui protège le citoyen contre l’insidieuse influence de tous les dogmes religieux qui, de nos jours, se propagent dans le monde avec de plus en plus de force grâce à l’activisme international des ONG de toutes les confessions financièrement fortunées, qu’elles se revendiquent du catholicisme romain, de l’anglicanisme adventiste ou évangélique, de l’islam sunnite ou chiite, du judaïsme et j’en passe. Fort sciemment, comme tous les opposants à la loi 21, le sociologue passe systématiquement sous silence l’activisme coranique du califat et de certains imams, comme si cela n’avait rien à voir avec la dimension extra-territoriale de la laïcité. La menace n’est pas que militaire. Elle est aussi militante.
Ainsi libéré du monde extérieur, le professeur Bouchard s’emploie plutôt à convaincre les Québécois qu’ils demeurent sous l’emprise historique des “ mythes les plus puissants du Québec francophone ”, celui de la survie de la race et celui de l’impérialisme canado-britannique. Avec tout le respect que je lui dois, il s’adonne à de la psycho-sociologie de salon en faisant croire que “ l’imaginaire national ” de la “ francophonie traditionnelle ” hors Montréal est devenu “ nostalgique ” en raison de ce que les “ minorités ” montréalaises et lavaloises sont maintenant devenues une “ majorité ”. Allez comprendre...! Le sociologue ne se réserve pas une petite gêne lorsqu’il considère les minorités de la métropole comme une population monolithe arc-boutée contre la laïcité de la loi 21. Pour lui, le rouge de l’électorat libéral constitue la seule majorité inclusive de nos minorités ethnoculturelles. Quelle déception de constater le peu d’estime que ce porte-étendard de la rectitude politique voue aux francophones hors-métropole !
N’en déplaise à notre universitaire, ce qu’il qualifie de mythes ou de “ rêves ”, ce sont des faits, et non pas des croyances nationalistes. D’une part, le nombre des francophones québécois qui ont une pratique naturelle de leur langue est en régression constante. Selon le mathématicien Charles Castonguay1, il a régressé de 83.1% en 2001 à 80.6% en 2016, soit −2.5% en seulement 15 ans. À l’échelle d’une population de 8.6 millions habitants, ce n’est guère réconfortant. D’autre part, cherchant à discréditer le poids linguistique de la majorité francophone du Québec, Gérard Bouchard invoque le poids démographique des populations immigrantes (anciennes et nouvelles) de la région métropolitaine de Montréal (RMR), lesquelles formeraient, selon lui, une majorité de 59%. Habile manoeuvre issue d’une comparaison boiteuse. À ses yeux, cette majorité factice aurait plus d’importance juridique que la minorisation linguistique dont cette région est la cible puisque le français uniquement employé comme langue d’usage dans cette région est passé de 63.2% en 2001 à 55.6% en 2016, soit un recul de 7.6% en seulement 15 ans.2 Constater, de décennies en décennies, le fait objectif de notre minorisation collective dans la métropole n’a rien d’un sentiment ringard. C’est une mesure sans état d’âme de l’anxiété collective, et il est parfaitement légitime d’y remédier par la loi. Il s’ensuit qu’une société n’est plus cosmopolite de nos jours. Elle est ‘diverse’. La diversité se voit maintenant convertie en minorités, lesquelles se revendiquent de l’égalité des droits de la personne. Beau stratagème pour noyer le poisson français dans l’eau du Commonweath !
Par ailleurs, le Québec francophone serait adepte du mythe de l’impérialisme d’Ottawa. Là encore, l’entreprise hégémonique du gouvernement fédéral est un fait, non pas une croyance. La loi des mesures de guerre décrétée par Trudeau père dans les années 70 en est l’illustration au plan politique. Même la France de Macron ne s’est pas aventurée à se servir de son armée pour mater les ‘mouvements sociaux’ qui agitent ce pays depuis plus d’un an. Comme quoi, une république laïque peut se montrer plus avisée que notre monarchisme constitutionnel. Sur le plan économique, faut-il encore rappeler à l’historien qu’Ottawa a sciemment procédé au déclin programmé du port Montréal au profit de ceux de Chicago et Thunder Bay, avec l’inauguration en 1959 de la voie maritime du Saint-Laurent, imposée sans aucune compensation financière pour le gouvernement du Québec ? Encore aujourd’hui, on ne cesse de colliger les empiétements ininterrompus d’Ottawa dans le domaine immobilier et de la santé, comme dans celui de la main d’oeuvre, de l’enseignement supérieur, des municipalités, et ainsi de suite.
Non, monsieur Bouchard, la volonté d’uniformiser le fédéralisme pan-canadien n’est pas une chimère de francophones provinciaux, péquistes ou bloquistes, traumatisés depuis 1982. Cette volonté jacobine est une réalité portée par la soif du pouvoir hégémonique, laquelle puise son fondement dans l’idéologie libertarienne du communautarisme capitaliste nord-américain. À cet égard, la complaisance d’Ottawa envers l’actuel locataire de la Maison-Blanche est éloquente, ainsi que le révèle l’accord sur l’ALENA 2.0 ou ACEUM. L’uniformité recherchée s’accommode mal de l’exception québécoise en Amérique du nord, sur le plan linguistique, avec ses exigences de l’affichage bilingue, comme sur le plan juridique, avec sa tradition civiliste, ou encore sur le plan commercial, avec sa gestion de l’offre.
Outre sa psychanalyse du Québécois provincial errant dans ses mythes, le professeur Bouchard y va d’une leçon sur la démocratie telle que l’exerce le gouvernement provincial actuel. Une majorité parlementaire n’aurait plus de légitimité démocratique dès lors qu’elle légifère pour “ reproduire les aspirations de la majorité ethnoculturelle ”. Par Toutatis, où est le mal ? Dans le recours impardonnable à ladite ‘clause dérogatoire’, pardi ! Le gouvernement Legault, soutient-il, a eu tort de soustraire la loi 21 à l’examen des tribunaux pendant cinq ans. Cela remet-il en cause pour autant la primauté du droit qui s’impose comme un absolu en démocratie ? Il n’en est rien parce que le droit se méfie du droit. C’est pour cela que l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés confère à un parlement le droit législatif de se soustraire au droit constitutionnel. Cette précaution stratégique est donc conforme au droit. Pourquoi serait-elle une “ manipulation ” de la démocratie et un mépris des tribunaux ?
En revanche, il y a de bonnes raisons de penser que le professeur Bouchard et autres vaillants promoteurs des minorités ethniques s’adonnent aussi à la manipulation de la démocratie. Leur incessante comptabilité proportionnelle de la diversité, de ce qui est visible ou non, de ce qui est représentatif ou non, de ce qui relève de l’ouverture à l’Autre ou du repli sur soi, est un travail de sape entrepris pour miner le socle majoritaire du vivre-ensemble. Le dénigrement systématique de toute majorité, désormais considérée comme oppressive par définition, a pour objectif de faire triompher le concept de minorité comme critère du bien-fondé législatif et juridique. De nos jours, un gouvernement devrait gouverner pour le bien de ses minorités et dans la défiance de sa majorité. Tel est le nouveau dogme de la rectitude politique. Sans aucun statut constitutionnel, sans définition mesurable comme l’est la notion de majorité, le concept de minorité est un concept fumeux, à la merci de l’influence des lobbies, du militantisme des groupes de pression, du
prosélytisme des ONG et du marketing des associations de tout acabit. C’est ainsi que la Cour suprême du Canada devra décider si, au Québec, l’‘ethnie’ des ‘femmes-musulmanes-voilées- qui-candidatent- à-la-fonction-publique’ constitue une minorité victime de la discrimination délibérément voulue par la loi 21 du gouvernement Legault. Voilà où nous mène le multiculturalisme imposé en 1982. Hélas ! Le ridicule ne tue pas...
Puisqu’il est question de Cour suprême, il convient en terminant de revenir sur le rôle de cette noble institution dans l’entreprise d’uniformisation qui aspire à faire du Québec une province diversitaire comme les autres dans la fédération canadienne. Notre démocratie veut que cette Cour soit créditée de l’impartialité requise pour exercer un jugement éclairé. Aussi le mythe de l’impartialité des juges est-il bien ancré dans la mentalité canadienne. Lorsqu’il sera bientôt question de laïcité, peut-on croire qu’il en sera ainsi ? Ils sont au moins six juges sur neuf à raisonner dans le schème de pensée communautariste du In God We Trust et du God save the Queen, ce qui ne saurait mettre en doute leurs compétences et leur bonne foi individuelles. Comment un esprit formaté dans la tradition juridique du common law peut-il envisager sereinement le concept de laïcité républicaine incorporé dans la tradition civiliste héritée de Napoléon 1er, le dictateur honni de la culture anglo-saxonne ? On ne se débarrasse pas facilement de la bigoterie puritaine, même avec toute la bonne volonté du monde. Un francophone est donc en droit de ne pas avoir la même confiance aveugle que monsieur Bouchard dans la profondeur et la sagesse de leur future analyse du problème. Il suffit pour s’en convaincre de recenser tous les propos odieux, anti-francophones et anti-québécois, du Canada anglais, y compris montréalais, jusqu’aux plus hautes instances du pouvoir politique incarné, entre autres, par des Rachel Notley, Jason Kenney, Brian Pallister, Nicole Duval Hesler, William Steinberg et compagnie.
En conclusion, le réquisitoire de Gérard Bouchard contre le gouvernement Legault et sa loi 21 contient lui aussi des “contorsions”. Et lorsqu’il s’inquiète pertinemment de l’avenir de notre société, il évacue de sa réflexion sociologique l’entreprise mondialisée de destruction des particularismes nationaux, pour la plus grande gloire d’un univers uniformément anglo-saxon s’épanouissant sous la bannière étoilée du conservatisme américain.
Philippe Barbaud, linguiste
Professeur honoraire de l’Université du Québec à Montréal
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1 Cf. Le Devoir, 10 octobre 2017
2 Cf. https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/11-631-x/11-631-x2019001-fra.htm